N°26 L'ŒUVRE AU NOIR
de Marguerite Yourcenar (1968)
Le numéro 26 n'est toujours pas moi mais Marguerite Yourcenar (1903-1987) pour L'Œuvre au noir, roman paru en 1968 comme Belle du Seigneur (et tout aussi peu concerné par les événements de cette année-là). On est content pour Marguerite de Crayencour, dite Yourcenar, qu'elle ait remporté le combat des deux Marguerites, puisque la Duras ne figure pas dans ce Top 50. Cela prouve qu'il vaut mieux entrer à l'Académie française qu'avoir le Prix Goncourt. J'espère que vous suivez.
Tous les romans de Yourcenar sont complètement inactuels et L'Œuvre au noir, qu'elle considérait comme son livre le plus important, ne déroge pas à la règle. Elle y raconte la vie d'un médecin de la Renaissance : Zénon, une sorte d'alchimiste sans Paulo Coelho ou de hussard sans le toit. Cet aventurier d'une époque perdue voyage à travers l'Europe, soignant les riches et les pauvres. Le problème, c'est qu'il fait aussi de la philo, ce qui lui attirera de gros ennuis, puisqu'on le prend pour l'Antéchrist (en fait il est bien pire : un anarchiste pas mondain). Poursuivi jusqu'à Bruges, sa ville natale, il se laissera mollement condamner à mort, comme Meursault à la fin de L'Etranger, ou comme Giordano Bruno à la fin de sa vie. Zut, j'a i raconté la fin du bouquin.
Tant pis, lisez-le quand même : l'histoire n'est pas le plus important. Au contraire, dégagés de l'intrigue, vous profiterez encore mieux de la grande érudition de Yourcenar, de son style classique, voire ascétique (on a parfois vraiment l'impression de lire un roman du XVIe siècle, même le vocabulaire est d'époque, exemple : « Grand merci ! J'entends conquérir à moins de frais de meilleures pitances ! » qui vous a un côté Les Visiteurs, en moins marrant). Le fielleux Marc Lambron s'est d'ailleurs moqué de sa « syntaxe de pasteur », qualifiant Yourcenar de « plus grand romancier Scandinave de langue française ».
Mais à quoi sert la littérature sinon à cela : faire parler les morts ? Sur les 50 écrivains de cette liste, il y a aujourd'hui 44 cadavres. Certes, nous sommes tous de futurs macchabées mais la force de Yourcenar est d'être un cadavre qui fait parler d'autres cadavres : elle ressuscite les habitants bizarres d'un siècle lointain, leur donne la parole. La grande littérature doit toujours être une nuit des morts-vivants.
L'Œuvre au noir s'avère un livre beaucoup moins sinistre que prévu; pas seulement un truc de zombies, mais surtout une machine à voyager dans le temps. Par la suite, Tournier a boxé dans la même catégorie, en plus ésotérique. Plutôt que de décrire le réel de son époque, il n'est pas inutile de se plonger dans des mondes disparus, de raconter des légendes qui traversent les âges, d'explorer des questions intemporelles qui nous concerneront pour les siècles des siècles, amen. Certes, la poussière s'accumule sur les pages du passé, mais en peu de mots elle peut se muer en poudre d'escampette.
Qui sait, peut-être qu'en 2845, un taré écrira un roman sur le XXe siècle. Peut-être alors parlera-t-il de cette fille surdouée, qui parlait le grec à l'âge de 12 ans, écrivit à 18 ans un livre sur Pindare, se fixa aux Etats-Unis en 1958, traduisit Henry James et sauva de l'oubli Hadrien, un empereur du IIe siècle, en faisant comme Flaubert avec Salammbô : s'installer « dans l'intimité d'un autre temps ».